Act 5 – Beudon / Rien

Invariablement, tu déclines toute suggestion même conviviale à améliorer ton comportement. Non que tu sois particulièrement retors mais depuis que tu as quitté les calvinistes tu te méfies des schémas normatifs et maintient une distance salutaire avec toute prérogative un peu invasive. Finalement tu es comme tout le monde très différent des autres. Alors dès qu’il s’agit de s’enthousiasmer un peu naïvement pour certains aventuriers à la recherche d’espaces vierges à infiltrer, il faut la pincette de la rhétorique pour maintenir ton attention qui s’amenuise rapidement jusqu’à ne devenir qu’une petite concrétion densifiée d’apathie contre laquelle mon discours fait ploc. Parce que nous sommes tous un peu excités à l’idée d’avoir dénicher (downstream market) quelque-chose que tous s’arracheront (mainstream market) on devient trop vite échaudés par toute tentative de rafraichissement (gulf stream). Et quand tu croises ceux qui manipulent avec une franche dextérité la complexité, tu te sens pataud et englué dans un quotidien que tu n’invites personne à partager (share this). Et à ce moment précis, lorsque tu te fais tracter puissamment par des fils invisibles qui te sortent de ton plaisir boudé, alors tu éructes cet impayable mot valise « perchés ! ».

Rencontre avec Yugo, RIEN et Jaques Granges, Domaine de Beudon, perchés au-dessus de la masse des ignorants

Espace / temps

Le domaine du Beudon est d’abord un site. Bon, il faut l’avouer sans plus de suspense à ce lectorat que je sais sensible au repli identitaire, c’est en Suisse (forte diminution de la crédibilité du blog). Beudon est un site de viticulture d’altitude (890 m pour les plus hautes), sur un escarpement rocheux dominant le Valais, mené en biodynamie par Jacques et Marion Granges depuis 1971. Et je m’y pointe sans rendez-vous ; un mois d’aout ; en pleine canicule ; à midi. Mal barré. Le soleil tape. Mais finalement l’artiste est descendu de son piton, en téléphérique, accueil espiègle et faussement étonné, ouvrant bouteilles et millésimes avec générosité (dans la mesure où tu reverses dans le vinaigrier pour ne pas gâcher) et évoquant doctement histoire, agronomie, société, souvenirs et expériences. Parlant fort peu de vin, te laissant seul avec tes papilles et ta critique. Forcément impressionnant, accessible uniquement par câble ou sentiers alpestres, bien nommé « vignes dans le ciel », le site interroge immanquablement. Avant même de se demander ce que ça donne dans le verre, le pourquoi qui me taraude ne tient qu’à un mélange d’histoire et d’amour obstiné. Cette région, vallée glacière aujourd’hui traversée par un torrent qui deviendra grand (et ouais mon pote, c’est un côte du Rhône) a toujours connu une agriculture intégrant des vignes au paysage, genre on a trouvé des pépins de l’âge de fer. On y vivait sur les coteaux, fuyant la vallée et les crues parfois meurtrières du Rhône indompté. Ce n’est que l’aménagement de la vallée par endiguement et la mise en culture des terres limoneuses dégagées qui a fait ‘descendre’ les populations pour des cultures alors plus rentables et parfaitement alignés en fond de vallée (fruits, légumes), la plupart des vignes en profitant pour descendre aussi. Toutes sauf … Il y a donc ce côté têtu du Jacques en question qu’il serait facile de réduire à une simple affaire de contre-courant ou de résistance à je ne sais quelle machination. Car les machinations justement, les vraies, celles avec des câbles, des outils inventés pour le site, des pipelines, des encuvages particuliers, des piqueurs d’altitude trafiqués, sont les vrais moteurs du domaine. Câblages, montées/descentes, machineries improbables à la Tim Burton (plus baroque que goth), comme si Charlie avait arrêté les chocolats (il laisse ça aux marmottes) pour la liqueur et les plantes aromatiques. Pour une analyse plus fine de la technique et des superbes photos du domaine on consultera l’excellent Bacchus Tour, œnologue et grimpeur. Cet aménagement de l’espace en dépit de l’économie qui transforme un bout de montagne en jardin foisonnant de cépages et plantes médicinales crée un paysage physique mais aussi sensoriel : associations inédites de fleurs, vignes, herbes folles et papillons. Fleur bleue comme je suis, je vais pas tarder à verser une larme dans le système d’irrigation. Alors au verre, comment ne pas être influencé par la finesse des assemblages goutés, la variété des millésimes et l’indomptabilité de la Petite Arvine ? Pendant que je suis transporté dans des paysages rupestres, appréciant les cavalcades entre cépages, les montées et descentes tout en maitrise, la superposition élégante des matières, l’aridité et la foison des odeurs me rendent perplexes. Il me faut une musique raffinée, érudite, faut que ça cogne bien-sûr mais avec élégance, il faut que ça monte sans en avoir l’air. Il me faut quelque chose d’aérien. Ni montgolfière (Dire Straits) ni Boeing (MBV). Aérien. RIEN. Eux réussissent à créer les conditions propices aux cavalcades d’une panthère rose dans l’ouest américain. Parce qu’ils travaillent, dixit Yugo, « méticuleusement » ce sens de l’aménagement, ils arrivent à faire ce que tout musicien rêve : « raconter une histoire » (si vous trainez dans des locaux de rockeurs, il y a ce mythe qui rôde dans les cannettes de bière « il faut que ça raconte une histoire »). Mieux, ils créent des paysages sans être paysagistes (parce que le créneau paysagiste est occupé par Brian Eno). Tout comme les vignes dans le ciel ne sont pas un jardin à la française, l’intérêt ne survit pas toujours à l’intention. Le paysagiste va trop vite en besogne, il se contente des ronds-points aménagés et faux-semblant. Alors pour ne pas faire de la musique de rond-point, il faut utiliser avec intelligence l’espace et le temps, savoir étirer et contracter le rythme avec préciosité au risque de laisser apparaitre les trop grossiers traits de construction. Du rythme ou du temps, qui maitrise qui ? Retour dans les vignes où la picole se fait confucianiste « rien ne sers de tirer sur une plante pour la faire pousser plus vite ». Pour qu’elle donne à boire aux hommes la vigne doit d’abord trouver sa source « on est dans un coin hyper séchant, Beudon ferme la vallée les vents s’y engouffrent [ndlr : on voit bien ici le plein sud + fermeture de vallée]. La vigne doit s’autoréguler, regarde les autres vignes de la vallée : elles continuent à pousser en tirant la langue, ils vont devoir passer l’enjambeur pour couper les feuilles en trop ! La mienne s’est arrêtée quand les chaleurs sont arrivées ». Et cette facilité de la vigne n’est pas tombée du ciel : implantation selon un schéma mêlant bon sens agronomique (il utilise beaucoup le terme « combine» qu’il faut opposer à la « chiure de computer ») et esprit de contradiction farceur, Jacques laisse le temps à la vigne le soin de créer son écosystème, en lui donnant l’espace qu’il faut en la plantant haute, espacée et enherbée, sans forcer les choses selon les standards obligés (chiure de computer calibrée sur la vente des engrais) mais en orientant les processus naturels (la combine, la vraie). Je force ici le trait comme un manichéen de base pour accélérer le rythme, le temps ne s’écoule pas de la même manière pour tous et la petite arvine, très tardive ne peut exprimer son potentiel qu’avec un temps suffisamment long alors laissons faire le Soleil…

 Matière / Energie

La chiure des computers, parlons-en. La chiure des computers et son enchainement de critères modélisés pour vendre des compléments alimentaires force le domaine Beudon à reconfigurer les paramétrages à tous les niveaux « j’ai appris tellement de choses fausses ». Retravailler la matière disponible «oui j’ai des sols très pauvres en argile, dans certaines zones des lœss » ; choisir finement les outils utilisés et s’ils n’existent pas les inventer ; stimuler les potentiels du vivant et alors là il sort la combine ultime : la glomaline ou le complexe racinaire optimisé par la diversité ; capter l’énergie du site au sens propre : le téléphérique et le pressage des raisins fonctionnent avec l’électricité hydraulique produite sur place ; pour transcender les limites naturelles et brouiller les cases de la modélisation. Derrière son allure de paisible barbu, c’est une débauche de volonté, d’inventivité et d’amitié (on réinvente rarement seul) qu’il met en bouteille. Et tu sais maintenant comment te justifier de boire des vins Suisse « ouais moi je préfère quand le terroir est genre lœss, c’est minéral t’as vu, cadeau du vent ». Cette viticulture ésotérique à haute intensité de technique me ramène immanquablement vers RIEN. Choix des matériaux (Yugo précise bien « corde phosphore bronze pour la guitare acoustique »), équipe restreinte et autonome (l’Amicale Underground s’occupe de tout, et c’est bien comme ça), maitrise essentielle des détails comme par exemple celui de la mort du groupe (RIEN est un groupe mort au Japon en 2014).  Alors qu’il est possible de trouver des photos de Justice le contrôleur MIDI débranché, il est possible de trouver des photos de RIEN faire des accords compliqués avec le petit doigt. Techniques les rebelles ? « Une bonne technique ne garantit pas l’intérêt sonore. Mais une mauvaise ne garantit rien non plus ». Imparable, si les méthodes de Beudon et RIEN sont pour le moins remarquables, elles ne peuvent masquer un produit piètre, une débauche trop évidente d’effets de styles pour un rendu médiocre. Mais quand la technique devient télescopage, on prend un malin plaisir à rentrer dans les cases pour mieux les faire mentir. « Ça dérange le secteur car mon arvine a pas le même goût, mais je les aime bien, ils sont adorables » ironie d’un discours un peu convenu (pas comme les autres, multinationales de la chimie, fin du monde) ou féroce acuité ? En tout cas le mot ‘adorable’ avec l’accent suisse suffirait à créer une secte en période de crise.

Il ne peut y avoir de futur sans limites

Pour RIEN « les limites forgent souvent le caractère, on crée au final plus facilement sous contrainte ». Cette maxime un peu SM sur les limites illustre bien le travail de RIEN dont les références classiques (Ligeti, Stravinski, Morricone, Bach…) ne sont pas juste une effet de style comme ces relous grandiloquents ou intello-world comme ces futurs relous mais évoque une manière impliquée et ambitieuse de travailler. Loin du no limit daté, il y a dans le rock de RIEN une exigence toute classique qui refuse le label facile de la musique « expé ». T’expérimente quoi là ? La fonction ouvrir youtube dans un maximum d’onglet en même temps ? Ce goût aventurier presque aristocratique me renvoie aux lœss de Beudon, et je me demande quel caractère les limites confèrent à ses vins ? Nez élégants, subtils, presque fragiles, des illusions agréables à gober, des textures souples mais qui savent quelle tension titiller. Des vins qui te laissent pas un mal de tronche ou la bouche en compote, qui transforment pas une dégustation en grande lessive de la dentition. Escarpés et raides, mais pas abscons c’est ce qu’on retrouve dans ce qu’ils font : des vins et de la musique mélodique. C’est le côté trompeur d’easy listening (easy riesling ?) dont la frivolité ne peut complètement masquer la complexité.  Il parait que lorsqu’on perçoit enfin son corps entier dans un miroir, c’est psychologiquement jubilatoire et aliénant. Alors si je prends conscience de moi en léchant un miroir, les images projetées par Beudon et RIEN sont d’une aliénante jubilation. Manipulateurs de symboles et de matières, fanatiques du détail, ils créent des lignes, des ponts, des chausses trappes, des passages secrets, des sentiers d’initiés. Le câble, le piqueteur, la treille, monter la sève, descendre le jus, encuver mais ne pas levurer, embouteiller mais ne surtout pas filtrer malheureux ! Comme RIEN et leur utilisation de technologie dérisoire pour coucher leurs enregistrements sur Revox A77, pour « patiner » le tout disent-ils. Prog’ sans mal de crâne, funk sans sueur, kraut’ sans les saucisses, psyché sans la marmelade halluciné. RIEN sont-ils mesurés tel des Jean Rochefort du grunge ? Si RIEN est mesuré c’est pour donner une juste dimension à l’infini. Et cette bulle que Jacques et sa femme ont aménagé dans un coin de montagne a toutes les dimensions de l’infini. J’emballe quelques fioles dont le prix me rappelle que la relativité est aussi économique, il me rend pas la monnaie « je suis pas banquier ». Dernière combine ou humour suisse, je ne suis sûr de RIEN, il ne peut y avoir de prédiction sans avenir.

 Alors une dernière fois, sans vouloir te commander écoute RIEN, bois du bon, bois du Beudon.

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